La vie passe si vite, mon amour. Tu as eu vingt ans hier, t'en souviens-tu ? Il faisait froid ce matin-là, quand je t'ai croisée pour la première fois. Pendant longtemps, j'osais à peine te regarder, encore moins te parler. C'est toi qui es venue vers moi. Tu voulais apprivoiser cet ours solitaire, m'as-tu avoué des années plus tard.
Je t'ai épousée peu après. Tu étais si belle avec tes cheveux tressés, ton regard ensoleillé, tu as dit oui sans hésiter, moi je tremblais, mais personne n'en a rien vu.
J'ai tremblé souvent, vacillé parfois. J'ai toujours caché mes peurs et mes sentiments. Tu parlais, riais, te moquais gentiment, moi je faisais mine de bougonner. Je n'ai jamais été certain que tu n'aies pas été dupe.
Les enfants sont nés, tous avec ton sourire. J'aurais voulu être là pour les accueillir au seuil du monde mais, à l'époque, cela ne se faisait pas. J'aurais tellement aimé les promener le mercredi, seul, main dans la main, comme ces pères d'aujourd'hui. C'est avec mes petits-enfants que j'ai enfin pu réaliser cette envie, tellement enfouie que je n'en avais même pas conscience.
La vie passe si vite, mon amour. Te souviens-tu des grèves à l'usine ? Tu m'encourageais, portais ma révolte, me poussais à l'insurrection. Tu ne grommelais pas comme les autres épouses, emmurées dans leur peur de manquer. Tu rêvais de voir le monde changer. Il n'a jamais bougé.
Il y a tant de choses que je n'ai jamais osé te dire. Il y a tant de petites voix en moi qui n'ont jamais pu te murmurer à l'oreille, même dans ton sommeil, les méandres de leurs secrets.
Aujourd'hui tu es allongée devant moi, et je parviens enfin à te les chuchoter, tout doucement, même si je sais que tu ne te réveilleras plus.